Avoir 15 ans pendant la guerre...
Toujours une anecdote aux lèvres, Louis Schwartz qui nous apporte son témoignage, est un exemple parmi tant d'autres de la détresse des jeunes Mosellans sous l'occupation nazie.
Dès 1922, le parti national-socialiste crée une organisation pour les jeunes sous l'appellation "Jungsturm Adolf Hitler" (Compagnie de jeunes Adolf Hitler).
Interdite en 1923, elle revoit le jour en 1926 sous une nouvelle appellation " Hitler-Jugend". Cette organisation nazie a pour but l'endoctrinement dès le plus jeune âge de la jeunesse allemande, c'est l'un des piliers du projet national-socialiste de Hitler pour asseoir un pouvoir absolu sur tous les aspects de la vie en Allemagne.
En 1939, début de la Seconde Guerre mondiale, les enfants sont enrôlés à partir de 10 ans dans ces formations paramilitaires.
En 1940, le département de la Moselle est annexé de fait, il retrouve les frontières de 1871 qui le séparent du reste de la Lorraine. Le 30 novembre, le Gau Westmark est créé, il réunit la Moselle à la Sarre et au Palatinat.
Le 4 août 1942, l'adhésion aux Jeunesses hitlériennes devient obligatoire pour les jeunes Mosellans.
C'est à ce contexte difficile que sont confrontées les familles ayant des jeunes en âge de "servir " dans la Hitler-Jugend. Que faire ? À vrai dire, elles n'ont pas le choix, elles savent pertinemment qu'en cas de refus, le système nazi va les broyer, il ne tolère aucune forme de résistance et fera pression auprès du père de famille de façon plus ou moins brutale.
Louis Schwartz, né en 1928, fait malheureusement partie des classes que le destin frappe alors. Plus de 60 ans après ces évènements, il va nous raconter son vécu avec toute la spontanéité de son adolescence.
L'ambiance au sein des Jeunesses hitlériennes n'a rien de comparable avec des colonies de vacances. Ce sont de futurs soldats que l'on éduque, que l'on forme à donner sa vie pour le Führer. L'entraînement physique et militaire passe avant l'instruction scolaire. L'enseignement prodigué aux jeunes comprend surtout le maniement des armes, le développement de la force physique, la stratégie militaire et un endoctrinement antisémite.
Une certaine cruauté des gradés envers les adolescents, des plus grands envers les plus jeunes est tolérée, voire encouragée, le but étant de faire une sélection et d'endurcir les jeunes gens.
Pour parfaire cette éducation, cet endoctrinement, les jeunes garçons sont affublés d'un uniforme comparable à celui d'autres organisations du parti nazi. Ils ont des insignes et un système de grades est institué toujours dans le but de ressembler à un régime militaire, en vue de leur incorporation dans la Werhmacht.
Mais laissons Louis Schwartz nous conter ses souvenirs avec son imperturbable philosophie, une certaine dérision face aux évènements parfois tragiques que la vie réserve, peut-être une échappatoire pour se protéger contre les aléas, en tout cas pour les traverser sans trop de dégâts. C'est un témoignage édifiant pour notre jeunesse actuelle...
Un adolescent pendant l'occupation 1939-45.
En septembre 1942, mon père fait des démarches pour que je sois admis au Centre d'apprentissage de l'usine de Hagondange. Je désire me former au métier d'électricien. Avant la guerre, les formalités étaient réduites au strict minimum, mais voilà, les temps ont changé... L'usine hagondangeoise est confiée à un curateur (tuteur industriel et gestionnaire allemand) Hermann Goering. Celui-ci, déjà propriétaire de l'empire industriel " Reichswerk Goering" accapare les meilleures usines mosellanes.
Une difficulté importante se présente, je m'intègre aux Jeunesses hitlériennes, sinon pas d'apprentissage. Mon père n'a pas le choix.
Pendant les trois années d'apprentissage, la discipline est rigoureuse, nous sommes manipulés tels des demi-soldats. Chaque été, nous allons camper pendant quinze jours, près de l'étang de Hanau, dans le pays de Bitche. Nous partageons une grande tente à huit garçons, le camp comporte quinze tentes. Il est dirigé par un SS qui revient du front russe, amputé d'une main. Pour nous aguerrir, il nous fait faire de grandes marches, grimper aux arbres... Nous devons également effectuer des manœuvres de nuit avec réveil à trois heures.
Au milieu du camp est installé un mât, sur lequel on hisse le drapeau à croix gammée, il est éclairé par une lanterne. Les apprentis sont divisés en deux groupes, l'un doit attaquer le camp, l'autre est censé le défendre.
Les manœuvres ne doivent pas s'avérer convaincantes, car au bout d'un moment, trouvant nos actions " trop moues" le SS arrête notre exercice avec son sifflet et nous ordonne d'être plus énergiques.
Avec trois copains, nous décidons d'attaquer comme il le demande. Munis de gros bâtons, nous rampons vers le mât éclairé où il se tient debout, donnant ses ordres et lui assénons plusieurs coups dans le dos et les jambes, malgré ses stridents coups de sifflet pour arrêter la manœuvre.
Une punition est infligée le lendemain au groupe tout entier : pas de sauce au repas de midi !
Emploi du temps dans les ateliers.
Le travail débute à 6 heures et se termine à 14 heures. À 7 heures, rassemblement devant l'Atelier central et départ au son du tambour et des fifres en direction du terrain de sport, près de la Cokerie, pour hisser le drapeau.
À 13 h 30, nouveau rassemblement devant l'atelier. Il faut se mettre en rang par quatre, toujours au son de la musique et nous devons chanter. Deux cents mètres environ séparent les ateliers du terrain de sport. S'il y a une seule fausse note au cours des chants, le SS nous fait faire 3 ou 4 tours du terrain au pas de course.
Ensuite, retour aux ateliers pour faire la toilette, se changer et passer au contrôle de la propreté corporelle.
Le samedi à 10 heures, il y a une parade depuis la sortie de l'usine en direction de Hagondange-Centre. Nous sommes vêtus d'un beau " bleu de travail " spécialement réservé à cet effet et notre marche se fait au son des tambours et des fifres.
Le 2 août 1944, je passe le Conseil de révision à Metz. Vu ma stature élevée le verdict tombe aussitôt " muté dans les SS ". J'ai beau protester, rien n'y fait, je vais partir sur le front de l'Est au début du mois d'octobre.
Dès le début de l'année 1942, à la demande du Maréchal Keitel, commandant en chef de la Wehrmacht, on envisage de mobiliser Alsaciens, Mosellans et Luxembourgeois. Institué par décret du 19 août 1942, le service militaire est imposé aux hommes nés entre 1920 et 1924 n'ayant pas servi dans l'armée française. Ils reçoivent avant, afin de lever toute ambigüité, la nationalité allemande. Les réserves de la Werhmacht s'épuisant, dès le 5 décembre 1942, le fait d'avoir revêtu l'uniforme français n'est plus un obstacle. Certains jeunes gens tentent de gagner la zone libre afin d'échapper à l'incorporation. S'ils sont pris, ils sont fusillés ou envoyés dans un camp de concentration et leur famille risque la déportation.
Le 6 juin 1944, les troupes alliées ont débarqué en Normandie. La IIIe Armée du Général Patton se dirige en direction de la Lorraine. Début septembre elle avance sur deux fronts, le premier à Bouzonville, le second à Briey. L'administration et toutes les autorités allemandes ont fui outre-Rhin, nous nous croyons bientôt libérés. Le 2 septembre, mon frère Robert qui travaille dans une usine d'armement à Ébange est réquisitionné pour veiller au départ du matériel, l'usine cesse toute activité.
Puis, il reçoit l'ordre de se présenter dès le lendemain dans une caserne de Metz, d'où il va être envoyé sur le front russe.
Dans l'usine de Ébange travaillent de jeunes prisonnières russes. Mon frère s'est lié "d'amitié " avec l'une d'elles, chaque jour il lui offre une part de son repas.
Le 2 septembre au soir, il parvient à emmener la jeune fille sur sa bicyclette, sommairement camouflée sous une ample pèlerine et tous deux arrivent chez les parents Schwartz à Hagondange. Il faut cacher la prisonnière, la famille la dissimule dans le grenier.
Le lendemain 3 septembre, à 20 h, un cousin blessé sur le front russe, hospitalisé à Metz, se présente à la porte de notre maison en uniforme allemand. Il a déserté et demande qu'on le cache. Il est conduit à son tour dans le grenier...
Nous croyons notre libération proche, mais un contre-ordre arrive de Berlin, notre secteur est déclaré "Zone de combats". Le 4 septembre 1944, à 9 h du matin, des SA sarrois parcourent les rues de la ville et annoncent à la population qu'elle va être évacuée en direction de l'Allemagne. Les ordres tombent dans un style tout à fait nazi, c'est sans réplique " qui sera arrêté après 15 h sera fusillé ".
Mon père sort sa charrette à quatre roues, qui sert habituellement pour les travaux des champs. Le cousin déserteur s'allonge au fond, la jeune russe à ses côtés, on dispose par-dessus une couverture, quelques planches. Ma mère, ma grand-mère et ma sœur enceinte, qui doit accoucher d'un jour à l'autre, s'assoient par-dessus. On entasse une ou deux valises et ce drôle d'équipage se met en route, le reste de la famille pousse, tire et on avance...
Nous parvenons à passer la Moselle et atteignons la rive droite. Le soir à 20 h nous sommes à Luttange, devant l'église et nous nous posons la question "où nous réfugier pour la nuit " ?
Nous abordons un cultivateur qui se tient sur le pas de sa porte et lui expliquons notre situation. Il propose immédiatement de nous héberger, met à notre disposition une grande pièce qui comporte trois lits, des couvertures, une table et un poêle. Le déserteur et la jeune russe sont cachés dans une grange, derrière l'habitation. Le lendemain matin, nous recevons un copieux petit-déjeuner et le cultivateur nous suggère de rester chez lui. Avisé de notre présence, M. le Maire nous procure des tickets de rationnement pour subsister. Il signe un laissez-passer d'urgence permettant à ma sœur et à mon beau-frère de se rendre à la gare de Kédange sur Canner, distante de 5 km. De là, ils parviennent à joindre Saverne où se trouve la belle-famille et ma sœur ne tarde pas à donner le jour à un garçon qui sera prénommé Robert et deviendra notaire. Ils ont emmené avec eux le cousin déserteur qui tente de rallier Strasbourg où se trouvent ses parents. En définitive, tout se termine pour le mieux pour eux.
À Luttange, mon père et moi proposons notre aide au cultivateur, c'est le moment de ramasser les pommes de terre et les betteraves qui servent à nourrir le bétail. Le premier jour, il me permet de monter sur le dos du cheval, quelle sensation grisante et quel plaisir ! Mais le plaisir est de courte durée. Alors que nous parvenons à la sortie du village, à proximité du château occupé par les troupes allemandes, un officier m'aperçoit. Immédiatement, il m'ordonne de descendre du cheval et s'enquiert de mon âge, j'ai 16 ans et demi, donc bon pour être incorporé. Je dois le suivre au Quartier général et reçois l'ordre de me présenter le lendemain à 7 heures. Le lendemain, je reçois de suite un uniforme et en compagnie d'une dizaine de soldats, nous sommes dirigés vers la forêt de Kédange sur Canner pour couper de gros arbres destinés à faire des barrages antichars. Le soir, curieusement, je suis autorisé à rentrer chez mes parents. Plusieurs jours se passent ainsi. Et puis, une nuit le Quartier général allemand quitte le château en hâte, car les troupes alliées sont à 10 km, m'oubliant dans leur précipitation. Quelques obus tombent sur le village, mais bientôt nous sommes libérés par les Américains. Quatre jours plus tard, un camion GMC nous emmène jusqu'à Yutz, le pont d'Ay-sur-Moselle est impraticable, il a été dynamité. Puis, c'est le retour à Hagondange à pied, par la route nationale, en tirant notre charrette.
Mon frère Robert épouse la jeune prisonnière russe et tous deux s'installent dans la région parisienne. Voilà qui termine d'une façon heureuse l'histoire de la famille Schwartz.
On pourrait intituler ce récit " Quand la petite histoire rejoint la grande, ou la petite histoire engendrée par la grande Histoire ".
Combien de tragédies ont été vécues par les familles mosellanes, combien de jeunes ont été sacrifiés au cours de cette guerre.
Louis Schwartz est conscient d'avoir été épargné, c'est pourquoi il nous livre son vécu pour les générations à venir, avec pudeur, une petite pointe d'humour et d'autodérision.
Grand conteur, il a d'autres anecdotes à raconter, si vous le croisez dans une rue de Hagondange, demandez-lui donc l'histoire de sa signature !
Texte de Christine BORRI et Jean-François JACQUES